A l’origine d’une mobilisation pour une transition, le partage de sens ou de valeurs favorise la prise de conscience nécessaire à l’action collective. C’est à la condition d’une mise en commun de ses représentations que chacun peut adhérer à un projet collectif. Cela implique d’échanger des arguments à plusieurs pour aboutir à une représentation commune si possible, sinon à une mise en évidence des contradictions et des positions des parties prenantes. Cela s’appelle le débat ou la délibération, et peut aboutir à la confrontation voire au conflit, mais doit être encadré par des principes pour demeurer constructif.

  1. Pourquoi débattre du sens ?

Parce qu’un projet collectif a plus de chance de marcher s’il est lié à ce qui nous tient à cœur, il est important de partager avec les autres partenaires de son projet le sens que l’on souhaite donner à celui-ci dès le début. En effet, en plus de la force que cela insuffle au projet au départ, cela permet de trouver de la motivation pour le mener à bien tout au long du processus en s’y référant à chaque fois qu’un obstacle surviendra. C’est également l’occasion de faire le point avec les autres partenaires et de vérifier qu’on a la même conception pour anticiper ou désamorcer des conflits futurs.

Bien des projets échouent pour cause de conflits ou de démotivation, parce que souvent les parties-prenantes ne prennent pas ce temps d’échange préalable : ni d’opérer une introspection pour se centrer sur ce qu’elle souhaite vraiment mettre en avant, ni d’exprimer ou de partager clairement ce qu’elles cherchent lors d’un échange constructif. En effet, une opinion se construit en fonction de données individuelles mais également par rapport aux autres. C’est par un échange constant entre soi et l’extérieur, via la communication (qui présente également des biais dont il faut se méfier), que l’on construit sa position dans un système délibératif. En prenant connaissance de celle des autres par un échange de parole (ou écrit), on peut se raviser, faire évoluer ou bien renforcer sa position.

  • Le débat public ou la délibération dans la « sphère publique »

Le processus de « publicisation » par lequel un problème se construit comme public avant d’être débattu collectivement fut notamment étudié par Jurgen Habermas. Sa réflexion s’est portée sur les modalités du passage d’un objet considéré au départ comme relevant du domaine privé à la constitution historique d’un espace de discussion régi par le principe de publicité. Comment et pourquoi des questions qui ne se posaient individuellement ou que dans une sphère privée sont-elles devenues des remises en cause collectives ? Dans cette théorie, la « sphère publique » se caractérise par le rassemblement d’individus faisant un usage public de leur raison, une instance dans laquelle se rencontrent de manière publique des opinions individuelles. Cette sphère publique contrôlée au départ par les autorités serait appropriée par des membres de la société civile afin d’en faire un espace de discussion qui permettrait la critique du pouvoir de l’Etat en place. La sphère publique introduit l’idée de l’existence de rapports de force qui s’établissent lors de la mise en débat d’un sujet, à la fois entre la société civile et l’Etat mais également à l’intérieur de ces groupes dont des représentants émergent.

Pour J. Habermas, l’agir communicationnel est le processus par lequel les différents arguments et opinions formés dans la sphère privée sont exposés publiquement dans le but de parvenir à une décision collective. Sa théorie est basée sur l’idée d’une rationalité des mécanismes discursifs censés se déployer dans la sphère publique des régimes démocratiques. Il a montré que la sphère publique était contrôlée au départ par l’Etat et avait été appropriée par des membres de la société civile (via les salons et les cafés puis la presse) ce qui avait permis la critique du pouvoir et la diffusion d’opinions pas majoritaires voire contradictoires avec le pouvoir qui a une position dominante, voir hégémonique dans le débat, mais pas unique puisque d’autres opinions pouvaient coexister. Mais si son concept de sphère publique cherchait à décrire la distance démocratique qui s’est établie entre le pouvoir étatique et les citoyens, il semble avoir ignoré les formes de domination et les inégalités qui peuvent exister à l’intérieur des dispositifs délibératifs.

Nancy Fraser souligne le rôle des médias dans la publicisation des problématiques et le renouvellement du débat démocratique. Elle remarque en effet que « des manifestations dans les rues et des compromis négociés en coulisses entre les différents intérêts privés ont remplacé le débat public raisonné sur le bien commun ». Avec la pénétration progressive du champ de la décision politique par les citoyens, des questionnements ont émergé dans la recherche académique sur l’intégration de ces derniers aux processus de décision et plus généralement sur l’évolution des modes de gouvernance. Avec l’évolution et la multiplication des formes de mobilisations citoyennes (Gilets Jaunes, Nuit Debout, Printemps Arabes …), l’enjeu démocratique devient central. La recherche d’un équilibre qui permette l’expression de toutes les opinions est au cœur du processus de transition pour aboutir à une représentation commune qui n’est forcément pas celles qui précédaient le débat. Pour trouver cette solution intermédiaire, chacun doit être partie prenante de la co-construction.

  • Le conflit : un risque ou un signe de vitalité démocratique ?

Mais au cours de ce processus de délibération, le conflit peut émerger quand des arguments sont très contradictoires ou quand les participants au débat ne sont pas prêts à envisager d’autres conceptions que la leur. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau ont une vision agonistique de la délibération qui consiste à considérer le conflit comme une occasion de mettre en évidence les antagonismes qui traverse un débat ou constitue une société, et donc comme une occasion de les remettre en cause. Pour eux, les perspectives et les valeurs qui appartiennent à chacun présentent nécessairement des antagonismes et produisent forcément du conflit quand elles sont mises ensemble. Dans ce paradigme, le rôle de l’antagonisme étant constitutif du politique, le pluralisme est nécessaire pour l’obtention d’une décision légitime. Par conséquent, l’affrontement et la rencontre de ces antagonismes deviennent la condition de la démocratie et tous les arguments doivent s’exprimer pour qu’on puisse considérer une délibération comme publique.

Dans la perspective d’une démocratie agonistique, ces deux auteurs s’opposent ainsi aux partisans de la démocratie libérale qui croient à une possibilité d’harmonie. L’ordre et la raison mis en jeu dans la délibération sont des constructions sociales qui sont le fruit de rapports de domination intrinsèques au débat public, que chacun doit avoir la possibilité de remettre en cause. Ainsi, à l’inverse de J. Habermas pour qui l’opinion publique qui se construit dans la sphère publique est le résultat de processus de persuasion ou de raisonnement, la délibération agonistique considère que cette opinion publique est forcément hégémonique, comprise comme le produit de « pratiques qui visent à instituer un ordre dans un contexte de contingence ». La délibération repose en effet sur la confrontation des arguments sur un sujet d’intérêt collectif pour faire émerger un consensus qui serait l’unique garantie de la légitimité d’une prise de décision. Mais la recherche absolue de ce consensus peut aboutir à l’éviction des antagonismes et empêcher de reconnaître la pluralité des arguments présentés. En ce sens, la délibération dénie la dimension conflictuelle du politique et son rôle fondamental dans la formation des identités collectives, ce qui remet en cause l’idée que le consensus soit la garantie d’une décision légitime. En effet, l’objectif de parvenir à une décision finale peut conduire à l’éviction du pluralisme politique du débat, lui donnant une apparence consensuelle, c’est-à-dire acceptée par les participants. Pour les partisans d’une démocratie agonistique, la délibération revient alors à empêcher l’expression de certains arguments au prétexte d’éviter toute forme de conflit, et détruit alors tout intérêt de la formation d’une sphère publique autonome et critique. Le rôle des mouvements sociaux dans la constitution d’une sphère publique en tant qu’espace de critique du pouvoir en place est donc particulièrement important.

  • En résumé, le débat :
  • Permet de se positionner dans un système d’opinions construites les unes par rapport aux autres
  • Permet de construire une position commune qui ne soit pas une juxtaposition d’opinions individuelles mais de les faire se rencontrer pour croiser les points de vue et renforcer des (op)positions ou au contraire déconstruire des préjugés
  • Peut-être l’occasion via le conflit de remettre en cause des positions dominantes (ou hégémonies) : les arguments ou opinions qui supplanteraient les autres par nature avant même d’être discutées
  • Doit nous inviter à réfléchir aux dangers de la recherche permanente du consensus par peur de la violence ou d’opinions qui ne sont pas attendues (parce qu’irrationnelles, pas politiquement correctes, trop émotionnelles, irréalistes) parce que cela peut aboutir à écarter arbitrairement des arguments, donc à frustrer certains qui pourraient agir de manière encore plus violente

à Le débat constitue un moteur puissant dans la construction des opinions et donc dans la mise en œuvre d’un projet mais quand on organise un débat sur un sujet, tous les participants doivent être capables d’écouter tous les arguments possibles sans délégitimer a priori un argument ou écarter un participant, et donc à accepter le résultat du débat, quelle qu’en soit l’issue.

  • Références :

Fraser, Nancy. 2001. « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », Hermès , n° 31.

Habermas, Jürgen. 1992. Droit et démocratie : entre faits et normes, Trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris : Gallimard.

Habermas, Jürgen. 1986. L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. B. de Launay, Paris : Payot.

Laclau, Ernesto et Mouffe, Chantal. 1985. Hégémonie et stratégie socialiste : vers une politique démocratique radicale, Besançon : les Solitaires intempestifs.

Mouffe, Chantal. 2010. « Politique et agonisme », Rue Descartes, vol. 67, n° 1.

Mouffe, Chantal. 2005a. « The “end of Politics” and the Challenge of Right-wing Populism », in Populism and the Mirror of Democracy sous la dir. de F. Panizza,Verso.

Mouffe, Chantal. 1994. Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle, Paris : La Découverte/MAUSS.

Morel, Camille. 2016. Débat et antagonismes dans l’espace public. Le cas des parcs Lezama et Micaela Bastidas à Buenos Aires, Thèse, Université Paris-Est.

Camille Morel

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Commentaires

  1. Pingback: De la participation vers la co-décision : construire un projet de territoire en « prenant soin » de ses habitants – Le Labo du Bien-Vivre

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