Qu’est-ce que le bien-vivre ?

Cette expression, intuitivement simple à comprendre, se révèle plus compliquée à définir et à mesurer. « Bien vivre », c’est accéder à une certaine qualité de vie, à une échelle individuelle dans l’absolu (les contraintes personnelles, l’histoire individuelle, les compétences, la formation de chacun ont une influence sur ce qu’il attend) ; mais comporte également une dimension collective (les conditions socio-économiques du territoire ont un lien avec la force du lien social). En ce sens, le bien-vivre se distingue du bien-être, qui intègre moins la dimension collective et les choix sociaux qui permettent d’améliorer la qualité de vie de chacun et de tous dans une interaction avec un territoire donné.

Cette expression trouve un écho dans le « buen vivir » invoqué récemment par l’Equateur et par plusieurs pays d’Amérique Latine pour inscrire dans leur Constitution un modèle de développement durable et respectueux de la Terre Mère (« Pacha Mama »). Cette prise en compte des interactions entre les hommes et leur milieu intègre une dimension écologique et le souci des générations futures. La notion de « vie bonne » inspirait déjà le philosophe grec Aristote qui reliait l’accomplissement individuel à une éthique de la vertu qui prenait la forme d’un engagement dans la Cité. Chez Aristote, elle s’enracine dans une anthropologie relationnelle qui considère l’être humain comme un animal « politique » qui s’accomplit en relation avec les autres dans la Cité. Chez la philosophe Martha Nussbaum, la notion de « vie bonne » est liée à l’accès à des « capacités » qui conditionne le développement humain, individuel et collectif. L’approche par les capacités part du principe que les dispositifs économiques et sociaux devraient viser à élargir les capacités des personnes – leur liberté de mener une vie et des actions qui aient de la valeur à leurs yeux.

Cette expression qui est devenue de plus en plus commune en France[1] est reprise par les acteurs et actrices rencontrés sur le terrain pour décrire le sens de leur action collective, un objectif suffisamment mobilisateur pour inclure tout le monde sous le même mot d’ordre. Facilement déclinable dans différents domaines (bien s’alimenter, bien se loger, bien s’informer, bien se déplacer, …), elle semble suffisamment large pour ne pas s’imposer et être une injonction supplémentaire puisqu’elle laisse ouverte la possibilité à chacun de mettre ce qu’il veut derrière à partir du moment où le résultat lui convient, où il est considéré comme « bien ». Ainsi, si les références à une cosmovision antique ou aux philosophes grecs sont parfois invoquées, elles demeurent culturellement bien éloignées des réalités croisées sur le terrain qui -sans être totalement dépourvue de spiritualité – consistent à résoudre des problèmes concrets quotidiennement par chacun. Elles ont néanmoins en commun une conscience d’un destin collectif, d’un lien aux autres qui détermine les conditions de vie, et d’une possibilité ou capacité de chacun à agir sur celles-ci.

Cette conception substantielle du bien, objectivable et normative, n’est pas évidente à mettre en œuvre avec nos sociétés libérales, par définition pluraliste et soucieuse de préserver les aspirations particulières. Elle ne semble pas non plus compatible avec une conception classique du développement qui fait de l’économie l’alpha et l’oméga de la qualité de vie des habitants d’un territoire. Pourtant, à partir de l’approche des capacités et d’un principe de participation citoyenne, il nous semble intéressant de réinterroger ces notions pour mieux définir les dimensions qui concourent au bien vivre, dans le contexte actuel. C’est donc la dimension ouverte et appelant au débat qui semble intéressante pour renouveler la pensée sur le « développement » ou les « transitions » qui ont été largement définis dans la littérature mais qui semblent moins appropriés par les acteurs de terrain.

Le bien-vivre est un concept fédérateur et donc potentiellement mobilisateur : une « cause » susceptible de réintéresser les citoyens à la politique, tout en leur démontrant qu’ils peuvent y trouver des réponses à leurs besoins. Le bien-vivre permet de les interpeller individuellement sur leurs problématiques personnelles et quotidiennes, tout en les incitant à réfléchir à ses déterminants structurels, conjoncturels et donc collectifs. Aussi, chercher à définir les déterminants du bien-vivre parait utile dans la méthode (la controverse territoriale) et dans la construction d’un objectif commun (l’opération de développement territorial) pour construire des projets que les différents acteurs considèrent comme une source d’amélioration de leur bien-vivre. Par le travail de définition puis d’évaluation du bien-vivre, un groupe d’acteurs pourra constituer un référentiel d’action commun qui permettra de suivre l’avancée du projet. Ce processus permet également de s’accorder sur un vocabulaire et au-delà sur des valeurs et des objectifs communs, en amont, pendant et en aval du projet.

Ce concept permet également de rouvrir la boite de la « participation citoyenne » dont les limites ont été démontrées dans différents contexte en s’interrogeant sur le but et la méthode de cette invitation à faire entrer les citoyens dans le débat public sur des sujets qui les concernent directement : l’aménagement du territoire, le développement économique, le lien social, … Le concept de « bien-vivre » permet de les faire participer ou de rendre les acteurs « actifs » dans :

  • La définition de ce qu’ils sous-entendent par « bien-vivre » : cela nécessite de s’imposer un moment de discernement pour définir ses « attachements »[2], ce qui fait sens pour chacun et vers quel objectif il a envie de se mobiliser. Le « bien-vivre » n’est pas imposé par le haut, par d’autres qui penseraient « à leur place » ce qui est « bien » pour eux
  • La manière dont ils veulent s’y prendre pour atteindre cet objectif, en définissant par eux-mêmes les compétences ou capacités (dont ils disposent déjà ou à développer), à partir de leurs réseaux, de leurs ressources

Cinq principes sont à retenir à notre avis pour évaluer le bien-vivre à l’échelle d’un territoire que nous proposons de les synthétiser de la manière suivante :

  1. Être attentif en priorité aux plus vulnérables, à leurs besoins et à la manière dont ils accèdent effectivement aux produits, services, activités (accessibilité économique). Des activités économiques vont être créées pour satisfaire ces besoins essentiels, mais l’évaluation doit mesurer la manière dont l’activité créée répond aux besoins, autant que sa viabilité économique.
  2. Tenir compte des multiples de dimensions du Bien Vivre (approche multidimensionnelle), l’aspect économique est important mais d’autres dimensions comme la santé, l’éducation, la cohésion sociale, l’interaction avec l’environnement sont décisives pour améliorer la qualité de vie des populations, comme l’a montré Amartya Sen avec l’Indice de développement humain[3]
  3. Considérer les effets à long terme des politiques publiques et des activités des entreprises, et pas seulement les effets à court terme en matière de chiffre d’affaires généré et de création d’emplois.
  4. Intégrer l’évaluation des effets sur le milieu (biodiversité, eau, sol, lutte contre le changement climatique) et sur le bien vivre des générations futures aux mesures d’impact effectuées au long du projet.
  5. Inclure les citoyens concernés dans la démarche et considérer leurs aspirations et l’expression de leurs besoins. Évaluer le bien vivre de cette manière, inclusive et démocratique, implique de consulter directement les citoyens.

La construction d’une représentation commune du bien-vivre passe par la mise en commun, le débat, voire la confrontation. Le bien vivre comme projet collectif peut être le fondement concret de nos communautés humaines et nécessite d’être régulièrement repensé sous peine de provoquer des colères populaires (révolution, gilets jaunes…).

Camille Morel


[1] Forum du Bien-Vivre organisé à Grenoble en 2018 organisé par le CCFD

[2] Latour, Bruno. 2019. « De la nécessité d’atterrir », Revue Projet, vol. 373, n° 6, p. 18‑21.

[3] Sen, Amartya. 2000. Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Éditions Odile Jacob., Paris : .

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