1. Pourquoi s’intéresser aux capacités et au pouvoir d’agir ?

Nous sommes en train de voir les limites de l’Etat centralisé et de l’Etat-Providence ainsi que celles de la démocratie représentative dans laquelle des représentants seraient considérés comme entièrement légitime pour penser et construire des lois. En effet, le Parlement (Assemblée Nationale et Sénat) n’est plus tellement représentatif de par sa composition  (parmi les députés et sénateurs, 3/4 sont cadres supérieurs, aucun ouvrier, 4% employés, 49 ans en moyenne, 39% femmes), et les échéances électorales sont de moins en moins considérées comme suffisantes en tant qu’échange direct entre élus et électeurs. L’augmentation de l’abstention, le succès des extrêmes dans les élections et la multiplication des mouvements sociaux (Nuit Debout, Gilets Jaunes, manifestations contre la réforme des retraites, …) montre que de plus en plus de gens ressentent qu’ils ne sont pas représentés ni inclus dans le système de gouvernance. Pour Vanessa Wisnia-Weil, le mouvement des Gilets Jaunes correspond à la cristallisation d’une tension autour d’une taxe sur le carburant qui a pu laisser penser qu’il s’agissait d’une mobilisation pour le pouvoir d’achat. Pour elle, il s’agit plutôt d’une revendication à davantage de pouvoir d’agir dans un ensemble très large de sphères : le travail, les loisirs, l’éducation ou la formation. Les manifestants ne voulaient plus être contraints à choisir entre travailler et le reste mais aspiraient à s’épanouir dans un ensemble de domaines. Enfin, l’exclusion des territoires « en déclin » (appelés aussi « diagonale du vide ») des mécanismes d’innovation qui se concentrent dans les métropoles ou cluster, ainsi que la baisse des dotations de l’Etat, vont devoir entraîner de nouveaux mécanismes d’innovation.

Les projets de territoire ont plus de chance de marcher s’ils sont non seulement compris mais construits par les acteurs de terrain : parce qu’ils connaissent le territoire et ses besoins, et parce qu’ils ont expérimenté les problèmes et les pièges. Mais pour cela, il doivent non seulement avoir envie mais la force, les moyens de se mobiliser, et ont besoin d’outils et d’aide dans les phases-clé de la conception d’un projet à partir d’expériences, de réflexion d’auteurs, ou de méthodologies nouvelles. L’objectif est de ne pas faire à la place des citoyens mais de leur donner les moyens ou les « capacités » de faire eux-mêmes en développant leur pouvoir d’agir.

  • Les capacités comme base du pouvoir d’agir

Le concept de « capacité » ou « capabilité » (capabilities) a été inventé par Amartya Sen, économiste indien, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1988. Cet auteur a révolutionné la manière de penser l’aide au développement en proposant de réfléchir à la qualité de vie (et à son développement) avant de s’intéresser à l’économie (et à la croissance) d’un pays. En effet, l’observation des échecs répétés des mécanismes de dons et de subventions par les Institutions Internationales (Banque Mondiale, AFD …) aux populations en difficultés dans les pays en voie de développement, démontre selon lui la nécessité de développer non seulement leurs « fonctionnements » (ce qu’est ou ce que fait la personne), mais également leurs « capacités », c’est-à-dire  ce que la personne peut faire ou peut-être, la liberté qu’elle a de choisir l’un de ces fonctionnements pour mener le mode de vie qu’elle désire. Autrement dit, il faut lever les obstacles qui s’opposent au développement de ce potentiel ou des possibilités qui contraignent les choix et activités individuels. Par exemple, les organisations non-gouvernementales d’aide médicale se sont mises à faire de la prévention sur l’hygiène, à former les villageois à creuser des puits pour un accès à une eau propre, à apprendre aux jeunes élèves à se laver les mains régulièrement, … Appliqué à l’économie du développement : il est indispensable de prendre en compte le champ des compétences et des connaissances (le capital humain), et leurs externalités positives, pour comprendre les dynamiques de développement. Les investissements dans le secteur de la santé, de l’éducation et de la formation sont donc primordiaux pour développer les capacités des acteurs et donc la faisabilité de leurs projets.

Cette approche a été largement reprise (création de l’Indice de Développement Humain, rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, …) mais a été critiquée ou affinée par d’autres auteurs. Parmi eux, Marta Nussbaum (philosophe américaine, spécialiste de philosophie antique) a travaillé à rendre le concept de « capacité » plus appropriable par les pays développés. En effet, aux Etats-Unis par exemple, le problème de l’espérance de vie ou la mortalité infantile se pose moins que celui des discriminations ou de l’exclusion de certaines minorités. Elle a donc essayé de réfléchir au renforcement du lien social pour favoriser une prise de pouvoir par un développement des capacités collectives, dans une dimension plus globale et plus réaliste. Pour elle, il y a un principe de réalité : la liberté (de développer ses capacités) ne se décrète pas mais se construit à partir d’une situation de départ et des moyens qu’on se donne pour aller plus loin. Il ne suffit pas de déclarer ces droits, il faut les mettre en œuvre : il s’agit alors d’une liberté d’accomplissement

Selon Marta Nussbaum, le développement des capacités se fait de manière individuelle mais relève de la responsabilité de la société. Le but est de trouver les moyens, principalement par des politiques publiques, de donner du pouvoir d’être et d’agir à celles et ceux dont la liberté est restreinte par toutes sortes d’obstacles ou discriminations qui sont des constructions sociales (handicap, sexe, éducation, …). Pour elle, la dignité humaine est liée à la possibilité pour tous les humains d’être dans l’activité, donc de développer des capacités pour agir sur ses conditions de vie réelles, sa situation, et ne pas dépendre d’autrui, sinon il n’y a ni dignité ni liberté. En cela, l’économie se doit d’être au service des individus et non pas un objectif : cela revient à prendre en compte ce à quoi tous les citoyens ont droit en vertu de leur qualité d’êtres humains.

Pour comprendre l’intérêt des capacités dans le développement de projet de territoire, il faut prendre en compte un ensemble de facteurs, et surtout, le potentiel qu’ont les individus d’agir dessus, de les développer, d’une manière descendante (par l’Etat et les politiques publiques) ou par eux-mêmes (individuellement ou collectivement), c’est le pouvoir d’agir.

  • Le pouvoir d’agir : la mise en œuvre des capacités

« Pouvoir d’agir », « empowerment », « enpouvoirment » ou « capacitation » désignent des outils ou concepts pour réfléchir à la capacité d’un acteur (ou plusieurs) d’acquérir les moyens de changer, d’agir sur sa situation ou condition de vie. Marie-Hélène Bacqué, sociologue et professeure à l’Université de Nanterre Paris-Ouest, définit ainsi l’empowerment comme l’articulation de deux dimensions : celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. C’est aussi bien un état qu’une démarche constante : utiliser son pouvoir et chercher à l’agrandir, travailler pour le renforcer. L’empowerment est un processus d’acquisition d’une conscience sociale : que l’on vit une discrimination par exemple, que c’est un problème qui arrive à d’autres et qui est collectif, que la société entière doit en prendre la responsabilité pour le solutionner. Cela revient à s’inscrire dans une perspective de changement social pour laquelle il faut acquérir des capacités nécessaires pour opérer ce changement.

Avec Carole Biewener, elles s’intéressent à la notion d’empowerment qui arrive en France dans les années 2000, mais fait l’objet d’une littérature anglo-saxonne pléthorique depuis les années 1980, dans des champs aussi différents que ceux de l’action sociale, de l’éducation, du développement international, et dans des registres variés, universitaire, professionnel ou politico-administratif. Cette notion a inspiré le community organizing (conceptualisé par Saul Alinsky, auquel a été formé Barak Obama après ses études, un mouvement éducation populaire et droits des minorités notamment noires et féministes). Elle s’articule avec le mouvement Black Power, qui revendique la reconnaissance de la minorité noire par sa représentation politique et, pour certains, par sa capacité à produire son propre développement économique. L’empowerment a également une influence dans certains mouvements d’éducation populaire qui luttent contre l’aliénation pour construire une société plus juste et ce dès l’éducation et via la formation tout au long de la vie. Des mouvements féministes (la seconde vague notamment) s’en sont également emparés pour rejeter une posture victimisante des « opprimées » en revendiquant un pouvoir « de » et « avec », et non pas un pouvoir « sur » (considéré comme une posture masculiniste).

Il existe également une acception très néolibérale de l’empowerment qui a récupéré cette expression dans les années 1990 pour l’inscrire dans une logique de modernisation de l’administration qui consiste à « responsabiliser » les administrés. Elle vise à produire un individu entrepreneur et consommateur, un sujet efficace et responsable, agissant selon une rationalité présumée universelle du calcul coût/bénéfice et capable de profiter des opportunités du marché. Dans le monde du travail, cela s’est traduit par de nouvelles formes de management fondées sur l’évaluation de l’« efficacité » : la productivité, l’autonomie, et la responsabilité du travailler sont devenus les maitre-mot de ce nouveau paradigme.

En France, on observe différentes formes d’importation de la notion d’empowerment ou de pouvoir d’agir, et notamment une appropriation par le monde militant. La constitution en 2010 du collectif « Pouvoir d’agir » et de la coordination « Pas sans nous ! » démontre cet intérêt croissant de la part des mouvements sociaux, mais également de la part du monde académique. En effet, Marie-Hélène Bacqué a co-rédigé avec Mohamed Mechmache, Président du Conseil National de « Pouvoir d’agir », le rapport « Citoyenneté et pouvoir d’agir (…) Pour une réforme radicale de la politique de la Ville » remis au Ministre de la Ville en juillet 2013. Ce collectif cherchait à faire reconnaître l’idée de ne pas enfermer les habitants des quartiers populaires « dans un statut de consommateurs passifs des politiques publiques », mais de « les reconnaître comme citoyens capables de prendre collectivement en main leur propre développement et celui de leur environnement, de porter eux-mêmes leurs paroles et de conduire leurs projets ». Cette auteure insiste sur deux conditions pour que l’empowerment garde une portée émancipatrice. D’abord, il ne faut pas nier la dimension de pouvoir (sur) dans l’empowerment, même si cela révèle quelque chose de conflictuel : l’objectif est bien de faire évoluer sa place dans un système d’acteurs, ne plus être dominé, donc ce changement risque de bousculer des positions établies. Ensuite, les démarches d’empowerment reposent sur la prise en compte des savoirs issus de l’expérience, les savoirs « profanes » (et non pas seulement les savoirs professionnels,). Cela doit inviter les « experts » et autres personnes bienveillantes qui cherchent à « aider » ceux qui n’ont pas la parole, à une attention particulière à les mettre en valeur et ne pas penser « à leur place ».  

6. En résumé

La capacité d’agir est une composante essentielle pour la dynamique de construction d’un projet de territoire dans l’ensemble des étapes-clés :

  1. D’abord la prise de conscience est essentielle : il faut prendre conscience que les « fonctionnements » (ou les faits) peuvent évoluer si on s’en donne les moyens, si on agit collectivement pour les transformer en capacités
  2. Ensuite, il faut déterminer collectivement quel est le changement souhaité et quelles sont les contraintes qui empêchent le développement de ces capacités
  3. Enfin, l’évaluation et la recherche de ce développement doit se faire de façon collective par des stratégies concertées pour être le plus efficace possible

–>Les acteurs ne sont efficaces dans leur stratégie de transition que s’ils ont les capacités pour le faire

6. Références :

Bacqué, Marie-Hélène et Biewener, Carole. 2013. L’empowerment, une pratique émancipatrice, Paris, France : La Découverte, DL 2013.

Bacqué, Marie-Hélène, Mechmache, Mohamed et France. Ministère de la ville. 2014. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires: pour une réforme radicale de la politique de la ville : rapport au ministre délégué à la ville, juillet 2013, Saint-Denis, France : les Éditions du CGET.

Nussbaum, Martha Craven. 2017. Capabilités : comment créer les conditions d’un monde plus juste ?

Sen, Amartya. Ethique et économie. PUF. Quadrige. Paris, 1993.

SEN Amartya, Un nouveau modèle économique : développement, justice et liberté, Odile Jacob, 2000 (Development as Freedom, Oxford University Press, New York, 1999).

Pour poursuivre : Wisnia-Weill, Vanessa. 2020. Les nouveaux pouvoirs d’agir, Seuil, Paris

Camille Morel

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